CHAPITRE V

L’impression d’une chute vertigineuse, puis celle d’un choc violent qui nous renverse tous dans une confusion terrible… Galdar tombe en travers du corps de Barka toujours inerte et les Dravons vont s’écraser, l’un contre le clavier, l’autre contre l’écran de l’ordinateur, sans se blesser gravement.

De l’ordinateur sortent des fumées épaisses et nauséabondes. Quelqu’un a dû se brûler car je sens comme une odeur de chair grillée… Ça doit être un Dravon, mais je n’ai pas le temps de m’en soucier.

Personnellement, je suis resté debout et, lorsque les Dravons commencent les premiers à s’agiter, avant qu’ils se redressent, je les fauche tous les deux au fulgurant… Par mesure de prudence.

Galdar revient à elle, hébétée… Au front, elle a une très grosse bosse et semble avoir perdu tout contrôle avec la réalité… De toute façon, elle n’a rien de grave et je vais m’agenouiller à côté de Barka.

Lui aussi a une bosse, mais à l’arrière du crâne… On a dû le frapper violemment avec la crosse d’un fulgurant. Heureusement, lui non plus n’est pas gravement touché et reviendra vite à lui. L’Astronef du Pouvoir devait voler à très basse altitude.

Je regarde Galdar :

— Vous sentez-vous délivrée ?

— Délivrée ?

On dirait qu’elle ne comprend pas à quoi je fais allusion… Peu importe, pour le moment j’ai un problème beaucoup plus important à résoudre ; un problème personnel.

Lorsque je suis entré dans la cabine des tests, j’étais entièrement subjugué par la machine et ça ne m’a pas empêché de réagir… Elle plongeait dans mon esprit, mais n’y a pas lu que j’envisageais de la détruire et comment !

Je me suis servi d’une aiguille de feu-intense… Plantée dans un conduit d’énergie, elle a porté en quelques secondes tous les circuits de l’ordinateur à un tel degré de chaleur que tous ses rouages se sont embrasés en même temps.

Les résistances ont fondu et tous les rubans d’enregistrement de ses mémoires ont brûlé… A peu près instantanément… C’est une méthode de destruction encore peu connue, utilisée lors des attaques de commando contre des avisos militaires.

Je l’ai apprise d’un technicien de la Garde Spatiale fait prisonnier sur un vaisseau de ligne, dont je me suis emparé il y a deux ans.

Soumis à une machine de vérité, ce technicien n’a rien pu me cacher de ses pensées les plus secrètes… C’est grâce à lui que j’ai été en mesure de fabriquer ces aiguilles de feu-intense…, et je viens de découvrir pour la première fois leur effrayante efficacité.

Ce qui continue à me surprendre, c’est d’avoir pu en utiliser une alors que j’étais entièrement au pouvoir de l’ordinateur… Je ne vois qu’une explication à ce phénomène : mes réflexes de combattant de l’espace.

Des réflexes plus ou moins conditionnés par une longue vie d’aventures. J’étais descendu dans les caves du palais Déran avec la volonté de détruire la machine et mon esprit a été moins rapide que mes gestes.

Il me semble pourtant qu’avant d’entrer dans la cabine j’ai vérifié s’il s’y trouvait un conduit d’énergie… Il me semble aussi que j’ai continuellement « pensé » à cette destruction.

Galdar s’est assise sur la première marche de l’escalier et se tient la tête à deux mains. L’esprit moins rapide que les gestes ? Ça reste douteux… A moins que la machine, sûre de son emprise sur moi, n’ait pas fouillé jusqu’au fond de mes pensées… Barka commence à revenir doucement à lui.

Je le laisse et je passe dans la coursive dont toute une partie de la paroi est fendue. Bon Dieu ! Et nous sommes tombés dans la jungle… A la lumière d’un réflecteur qui marche toujours, j’aperçois les hautes herbes et le sommet d’un buisson.

Cette lumière va nécessairement attirer des insectes-tueurs. Je reflue vivement vers la salle de l’ordinateur dont je referme soigneusement la porte, mais cela risque de ne pas être suffisant car il doit exister d’autres interstices un peu partout…

J’empoigne mon filet protecteur et je m’en cache le visage, puis je m’occupe de Barka. A Galdar, maintenant !… Avec son justaucorps et sa jupe, elle ne risque pas grand-chose… A condition d’enfiler des bottes.

Les Dravons en portent… Je choisis la paire qui lui ira le mieux, puis je m’approche de la jeune fille et je la secoue par l’épaule pour la faire sortir de son apathie.

— Enfilez ces bottes… Nous sommes tombés dans la jungle et nous devons nous méfier à la fois des serpents et des insectes-tueurs…

Possédez-vous un filet protecteur pour votre visage ?

— C’est inutile.

— Comment ?

— Depuis deux mois, nous n’utilisons plus de filets, mais un parfum qui les chasse. J’en ai un flacon dans ma ceinture.

Elle le prend, l’ouvre, fait couler quelques gouttes sur sa main droite, puis s’en frotte le visage…, ensuite, elle s’enduit les mains…

— Les insectes ne peuvent supporter cette odeur… Le produit est efficace durant une dizaine d’heures.

Je prends le flacon. Ça doit être vrai… A moins qu’elle n’ait décidé de sacrifier sa propre vie pour nous tuer tous les deux, Barka et moi. Et ça, je n’y crois pas…, d’autant plus que j’ai toutes raisons de la croire « délivrée ».

 

 

Galdar est retournée s’asseoir sur les marches de l’escalier conduisant à la coursive et elle regarde l’ordinateur détruit d’un œil effaré.

— Que s’est-il passé ?

— J’ai détruit l’Astronef du Pouvoir auquel vous nous aviez livrés.

Elle fronce les sourcils, secoue la tête, puis murmure :

— Peut-être… Je ne conserve qu’un souvenir très vague de ce qui s’est passé... Qui êtes-vous ?

— Mon nom est Gil Tarnat… Il y a trois mois, nous avons passé une nuit et une journée entière dans une taverne du spatiodrome…, chez l’Araucan… Vous m’avez donné le moyen de pénétrer dans Lorgra-ville 1 où votre père m’a remis un message. Enfin, je pense qu’il s’agit de votre père car il faisait assez sombre dans la taverne où il m’a rejoint.

Les yeux de la jeune fille s’exorbitent légèrement et son visage devient écarlate. D’une voix ferme, en secouant la tête, elle affirme :

— Ce n’est pas vous que j’ai rencontré chez l’Araucan.

Nous n’allons pas recommencer la même discussion qu’au début de la soirée dans sa chambre… Autant reprendre l’antique controverse sur le sexe des anges… J’ai un geste indifférent de la main :

— Peu importe. Ce qui compte, c’est que je suis venu au rendez-vous que votre père m’avait fixé et que vous m’avez livré à l’Astronef du Pouvoir qui se trouvait dans un hangar situé dans les caves du palais Déran.

Visiblement, elle ne comprend pas ce que je lui raconte. Elle me joue peut-être la comédie, mais en détruisant l’ordinateur, je l’ai certainement délivrée et il me suffit donc de lui laisser le temps de se reprendre.

Barka vient de s’asseoir au milieu de la pièce et il porte la main à l’arrière de son crâne…, puis, avec un soupir, il se tourne vers moi :

— Je pensais seulement te couvrir…, et, brusquement…, on a dû me frapper par-derrière.

— Deux Dravons te guettaient… Ils obéissaient aux ordres de Galdar, elle-même soumise à l’ordinateur géant dont tu vois là ce qui reste… Moi-même, j’ai été plus ou moins envoûté… Pas complètement, ce qui m’a permis d’improviser une parade.

Pendant que l’ordinateur lisait dans mes pensées – c’est toujours contre cette anomalie que ma raison vient buter – il lisait dans mes pensées, mais pas tout ce que je pensais réellement… Pas ce que j’allais faire en tout cas et c’est difficile à admettre, à moins que ma force mentale ait été suffisante pour lui cacher mes intentions… Mais, dans ce cas, les Astronefs du Pouvoir ne pourraient pas avoir asservi une planète aussi complètement que Lorgra.

Barka demande :

— Nous sommes toujours dans les caves du Palais ?

— Non, à l’intérieur d’un astronef qui nous a emmenés immédiatement… Je l’ai détruit et il est tombé dans la jungle, j’ignore où… Nous devrons attendre le lever du jour pour nous orienter… En attendant, enlève ton filet protecteur… Nous avons beaucoup mieux contre les insectes-tueurs.

— Quoi ?

— Un liquide dont l’odeur les chasse.

— Qui te l’a donné ?

— Galdar !

— Et tu te fies à elle ?

— Oui, puisqu’elle prend les mêmes risques que nous.

— De toute façon, cette fille est une garce.

— Elle n’était pas libre d’agir autrement.

— Et le plus horrible, murmure soudain la jeune fille, c’est que maintenant, je me souviens de tout…, ça vient de me revenir d’un seul coup. Lorsque vous avez sauté dans ma chambre, je n’étais pas en contact mental avec l’ordinateur… Mais dès que j’ai compris qui vous étiez, je l’ai immédiatement appelé à mon secours… C’est lui qui m’a dicté toutes mes paroles, tous mes actes… L’Araucan l’avait prévenu de votre arrivée et c’était une surprise car on vous croyait mort…, et vous aviez échappé au guet-apens de la poterne… Puis, au lieu de frapper à la porte prévue, vous êtes monté directement chez moi. Les Maîtres ont compris qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel et ils ont voulu absolument vous avoir vivant.

— Les Maîtres ?… Il y en a donc beaucoup ?

— Je l’ignore… Chaque fois qu’on parle d’eux, on dit : « Les Maîtres »… Pour vous mettre en confiance, j’ai dû vous avouer une grande partie de la vérité car on ignorait ce que vous saviez déjà… On n’osait pas vous mentir… En principe, ça n’avait aucune importance puisque ça devait me permettre de vous entraîner jusqu’ici où vous deviez être asservi…

Ahurie, elle demande :

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas tombé au pouvoir de l’ordinateur… Personne n’a jamais pu lui résister.

— J’étais sur mes gardes… Beaucoup plus que je ne le croyais moi-même car je ne me méfiais plus… C’est bizarre… Je m’abandonnais et vous voyez le résultat… Ainsi, vous aviez passé les fameux tests ?

— Non… J’avais simplement été mise en contact avec l’ordinateur par mon père…

— Mais vous êtes entièrement libérée maintenant ?

— Oui… J’en ai l’impression, mais ce n’est peut-être pas la vérité… J’essayerai de vous aider… De tout mon cœur… Seulement, il ne faudra jamais me faire entièrement confiance… Je suis peut-être toujours asservie à mon insu… et les Maîtres sont rusés…

— Barka s’est relevé. C’est un homme qui récupère vite. Il se dirige vers la coursive pendant que je désarme les deux Dravons car je ne veux pas avoir de mauvaises surprises avec eux lorsqu’ils sortiront de leur ankylose actuelle.

Ils portent chacun un poignard et un gros pistolet d’un modèle assez primitif… Je vide tous les chargeurs, puis je jette les armes dans un coin de la pièce… Les poignards, je les glisse dans ma ceinture.

Je vais leur enduire le visage et les mains du liquide que m’a remis Galdar, mais elle m’arrête :

— Eux, n’en ont pas besoin… Ils sont immunisés naturellement aux piqûres des insectes-tueurs.

Des animaux !… Des singes !… Sur Terre O, on n’a jamais pu discipliner des singes pour en faire des soldats… On a pu apprendre des tours aux plus intelligents d’entre eux, mais c’est tout. Une race très spéciale de singes…

Peut-être le maillon intermédiaire… Si les Terriens n’avaient jamais débarqué sur Lorgra, ils seraient peut-être devenus des hommes finalement… en quelques millions d’années. Je voudrais le croire, mais il y a l’extraordinaire beauté de leurs femelles qui me choque toujours.

Barka revient de la coursive, mon pistolet à la main.

— Je l’ai trouvé par terre.

— Oui… Je l’ai laissé tomber lorsque l’ordinateur m’a pris en son pouvoir.

— Je te suivais et je n’ai rien remarqué.

— A ce moment-là, tu devais être subjugué aussi.

— Oui, peut-être.

Du regard, il inspecte les dégâts que j’ai fait à l’admirable machine et, de la main, il me désigne ses rouages disloqués.

— Comment as-tu fait ?

— Je me suis servi d’une aiguille de feu-intense en la branchant sur un réseau d’énergie.

— Une aiguille de feu-intense ?

Il n’a aucune idée de ce que c’est. Je ne lui en ai donc jamais parlé… Pour un associé, je lui ai caché pas mal de choses…

— Ne fais pas attention… Moi-même, j’ai eu l’impression de la découvrir par hasard sur moi au moment de m’en servir… Tu te souviens de ce technicien de la Garde Spatiale que nous avons soumis à une machine de vérité… C’était après la prise du Valgan.

— En effet, je me souviens.

— C’est dans sa mémoire que j’ai découvert le secret de cette aiguille… et je m’en suis fabriqué quelques-unes.

Normalement, il devrait protester… M’en vouloir pour mon manque de confiance… Me reprocher de ne lui avoir rien dit, mais on dirait que ça lui est égal.

Je me tourne vers Galdar :

Puisque vous avez l’impression d’être entièrement libérée, vous devez vous souvenir de ce que vous m’avez raconté chez l’Araucan ?

— Oui… C’est encore tout frais dans ma mémoire…, mais je continue à affirmer que je ne vous ai jamais vu… Je suis désolée.

— Aucune importance, ce n’est pas l’essentiel… Ça s’expliquera plus tard, tout naturellement. Revenons chez l’Araucan… J’étais en bordée, comme on dit… J’étais entré au Byblos sans doute bien décidé à ramasser une Dravonne et c’est sur vous que je suis tombé…

— Admettons… Moi, je vous prenais pour un officier de la Garde Spatiale de Terre O.

— Et je vous ai laissé croire que j’en étais un ?

— Oui.

— Bon… Je ne m’étais certainement pas rendu au Byblos pour faire de la conversation… Nous sommes montés dans une des chambres.

— Et vous avez été très correct.

— Vous vous fichez de moi ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Il me suffit de vous regarder pour savoir que c’est impossible. Vous êtes trop belle… Si je m’étais trouvé avec vous…, seuls…, dans une chambre… Chez l’Araucan…

Elle rougit violemment :

— Ce n’était pas vous.

— Pourtant, je me souviens d’y être allé… Enfin, passons… Que m’avez-vous dit ?

— J’ai expliqué à cet officier que les autorités de Lorgra s’apprêtaient à asservir l’humanité toute entière… à l’aide de machines…, d’ordinateurs équipés en astronefs…, qu’on les appelait les Astronefs du Pouvoir. Il était questions d’en envoyer partout, environ un an plus tard… J’ai remis des documents à cet officier… et il a enregistré toute notre conversation sur un magnétophone.

— Aucun souvenir de ça… Rien, en dehors du message que votre père m’a remis dans la taverne.

— Il n’y a pas eu que le message… L’officier en question a eu une longue conversation avec mon père qui a donné à cet officier des précisions que je n’avais pas. En fait, le message en lui-même date d’un mois auparavant. A cette époque-là, mon père était un agent de l’Empire terrien.

— Pour moi, vous en rajoutez, il y en a trop…, mais vous paraissez sincère… Autant que je le suis moi-même… Donc, laissons de côté pour le moment ce que nous ne comprenons pas et examinons la situation sur des données logiques. Ce n’est généralement pas une Assemblée qui se décide de se lancer à la conquête d’un Empire. A la base de toutes les grandes choses, il y a un chef… Donc, il existe un chef sur Lorgra.

— Mon père.

— C’est le Grand Maître du Conseil des Anciens, mais lui aussi est manœuvré par un ordinateur… Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir ce qui existe derrière ces ordinateurs.

— Je n’en sais rien.

— Remontons dans le temps… Il y a longtemps que dans vos villes certains hommes ont commencé à avoir peur ?

— Certains hommes, oui… Mon père m’a dit, un jour, que cela avait commencé il y a une cinquantaine d’années… Mais ils étaient très rares au début… Très vieux aussi. Ce qui frappait, c’est qu’ils avaient tous appartenu au Conseil. Il y en a eu de plus en plus au fur et à mesure que les années ont passé.

— Cela a-t-il correspondu à un événement ?

— Pas spécialement… Aucun événement dont je me souvienne, en tout cas.

— Fatalement, puisque vous n’étiez pas née… Remontons beaucoup plus haut…, à l’époque où les étrangers n’ont plus été autorisés à entrer en contact direct avec les Lorgraniens.

— Ça date d’une centaine d’années… C’est à ce moment-là que les premiers Dravons sont descendus du continent Nord.

— Et que toutes vos villes ont été entourées par des jungles ?

— Oui.

— Tout a dû commencer à ce moment-là… On ne vous a jamais parlé d’événements qui auraient eu lieu en gros une centaine d’années avant votre naissance… Eventuellement même un peu plus… Un événement disons historique ?

— Je ne vois que les Dravons.

— Mais je peux difficilement les croire responsables de toutes ces mesures.

— Moi aussi.

Galdar ferme à demi les yeux pour mieux se concentrer et réfléchir… Soudain, elle s’exclame :

— Trente ans avant l’apparition des premiers Dravons, une flotte étrangère s’est posée sur le continent Nord… Une flotte composée de quatre immenses transports spatiaux aux formes étranges… On aurait dit des pyramides tronquées… Personnellement, je n’en ai vu que des dessins, des reproductions, des photos ou des films.

— Sur le continent Nord… Si on prend les Dravons comme base de référence, il y a donc environ cent trente ans ?

— Oui.

— Et, sauf erreur de ma part, il n’y a jamais eu de colonies sur le continent Nord ?

— Même aujourd’hui, nous n’y avons pas d’établissements.

— C’est assez surprenant car tous les peuples ont plutôt tendance à l’expansion… Revenons à cette flotte.

— Dès qu’elle a été signalée, les autorités ont organisé une expédition. Mon grand-père en a fait partie… et cette expédition a retrouvé les quatre vaisseaux… Ils s’étaient posés dans une vallée à la limite de la zone équatoriale. Elle a retrouvé également les équipages de ces vaisseaux, une trentaine d’hommes. Ils avaient établi une sorte de camp au bord d’une rivière.

— Rien que des hommes ?

— Oui… Tous étaient dans un état lamentable, malades, frappés par une maladie à laquelle nos médecins n’ont rien compris, pas plus que les autres. Ils l’avaient attrapée au cours d’une escale dans une autre galaxie…

— Car les membres de l’expédition lorgranienne et ces hommes ont pu se comprendre ?

— Tout à la fin… Tous ces hommes sont morts les uns après les autres. On les soignait sur place car ils étaient intransportables. Il n’y a eu aucun survivant. Le dernier a tenu un an, c’est le seul qui ait pu assimiler notre langage…, suffisamment pour nous parler de la planète où ils étaient tous tombés malades et pour nous raconter qu’ils venaient d’une planète nommée Dudwal, située dans une très lointaine galaxie, à des milliards de parsecs de Lorgra.

— Que sont devenus leurs vaisseaux ?

— Ils doivent toujours se trouver dans la vallée où ils se sont posés jadis. Il s’agissait de vaisseaux très différents des nôtres. Nos techniciens les ont examinés, mais n’ont jamais rien compris à leur fonctionnement. Ils ont servi de tombeau à leurs équipages… Ils en avaient manifesté le vœu… Bien sûr, on a ramené sur le continent Sud les instruments de bord qu’on a pu récupérer et quelques armes. Mais on n’a jamais pu se servir de rien… Tout cela est encore exposé dans nos musées.

Oui…, et trente ans plus tard les premiers Dravons descendaient du continent Nord et les villes de Lorgra se fermaient complètement aux étrangers.

— Selon vous, ça aurait un rapport ?

— J’en suis persuadé…, mais il faudrait pouvoir étudier les documents de l’époque… Voire même aller sur le continent Nord.

— Vous n’y trouverez que des forêts sans fin.

— C’est ce que vous croyez, dans les villes… Mais depuis un siècle, vous ne dirigez plus vos villes vous-mêmes… sans le savoir. Je commence à comprendre…

Et ce que je comprends me glace d’effroi car je me souviens du cri que j’ai entendu lorsque je suis sorti de la cabine des tests après avoir amorcé mon aiguille de feu-intense. Un long cri désespéré, un cri humain…

Et c’était la machine qui le poussait, alors que je n’en ai jamais entendu crier, même quand on arrache leurs éléments avec des tenailles.

Je m’approche de ce qui reste de l’ordinateur. Sous le clavier et sous l’écran, il existe une sorte de coffrage… Sortant mon pistolet, je lâche une rafale. Mes balles ricochent sur le métal sans l’entamer… Je tire aussi dans les vitres derrière lesquelles se trouvent les rouleaux carbonisés… Ces vitres aussi sont à l’épreuve des balles…

L’ordinateur était à peu près indestructible de l’extérieur… J’ai dû le comprendre inconsciemment… Je m’agenouille devant le coffrage. Il est fait d’un métal inconnu pour moi, d’un alliage dont je n’ai jamais entendu parler. Je l’examine minutieusement jusqu’à ce que je repère un joint minuscule.

De nouveau, je détache une aiguille du revers de ma combinaison spatiale. Une aiguille de feu-intense et j’en introduis la pointe dans le joint…

Un coup de pouce pour l’amorcer et je recule vivement. L’aiguille s’embrase… La chaleur qu’elle dégage nous oblige tous à nous réfugier dans la coursive où une odeur de chair brûlée nous poursuit…

Immédiatement, je pense aux deux Dravons et je me précipite. Mais ce ne sont pas les deux singes qui sont en train de griller… C’est à l’intérieur du coffrage, que ça se passe… Dans le coffrage…

Je n’ose pas comprendre et je lance un regard affolé du côté de Barka. L’alliage du coffrage est en train de fondre autour de l’aiguille et ce que nous apercevons de l’autre côté nous arrache un frisson…

Il s’agit d’une chair qui a été vivante… D’une chair semblable à celle de nos corps, mais qui avait une forme que nous ne pouvons imaginer…

Je bégaye :

— Les Astronefs du Pouvoir ne sont pas des ordinateurs plus perfectionnés que ceux que nous connaissons, mais le mélange d’un ordinateur et d’un être vivant…

— Un homme ? fait Barka.

— Non… On ne peut plus dire un homme bien qu’à l’origine il y ait certainement ceux de Dudwal. Un cerveau humain prolongé par les « mémoires » mécaniques d’un ordinateur… Quelque chose d’impensable et de prodigieux…

Galdar nous regarde avec des yeux agrandis par la terreur. J’esquisse un sourire.

— Nous n’en apprendrons pas plus, maintenant. Nous devons attendre le jour. Restons dans cette coursive et dormons. Oui, il faut dormir… Vous, en tout cas, Galdar… Barka et moi, nous veillerons à tour de rôle. Je n’ai malheureusement que cette rudimentaire couche de fer à vous offrir.

— Je ne pourrai pas dormir.

— Si… Etendez-vous… La journée de demain risque d’être fort dure… Soyez reposée. Tout dépendra bien sûr de l’endroit où nous sommes tombés… Peut-être fort loin d’une agglomération… Vous ne savez pas où l’ordinateur voulait nous emmener ?

— Non… J’ignorais même que nous devions quitter le Palais. Il l’a sans doute décidé après avoir sondé votre esprit.

— Peut-être… En attendant, dormez. Barka et moi, sommes entraînés, vous pas.

— Vous devez me maudire.

— Au contraire, nous vous bénissons… Sans vous et ce que vous prenez pour une trahison, nous n’aurions rien découvert… Nous ne connaîtrions même pas l’existence de ces hommes de Dudwal qui menacent l’humanité toute entière.

— Je voudrais pouvoir vous croire.

— C’est la vérité, Galdar… Je vous en donne ma parole d’honneur… Barka et moi, nous n’étions pas venus à Lorgra pour une simple visite amicale… Nous étions venus pour nous battre… Nous nous battons et j’estime que, jusqu’ici, nous ne nous en sommes pas si mal tirés que cela.

— Gil…

— Soyez même heureuse que ce soit sur moi que vous êtes tombée chez l’Araucan.

Pourquoi ?… Pourquoi vaut-il mieux qu’elle soit tombée sur moi plutôt que sur l’officier de la Garde Spatiale qu’elle espérait rencontrer ?

Je n’arrive pas à répondre à cette question… Pourtant, l’idée s’est subitement imposée à moi… Est-ce parce que je trouve Galdar très belle ? Dans ce cas, pour moi aussi, c’est une chance.

Non, pas pour moi…, car ce n’est pas une fille à se lier à un pirate…, même s’il a sauvé sa planète, délivré son père, rendu le bonheur à des milliers d’hommes.

Un pirate… Pour la première fois de toute mon existence, je regrette de n’avoir rien d’autre à offrir à une femme.

 

 

Barka me secoue doucement l’épaule… J’ouvre les yeux et je retrouve instantanément toute ma lucidité. Par la grande déchirure de la coque, je constate que le jour s’est levé.

J’avais désigné Barka pour le premier tour de garde et il ne m’a pas réveillé lorsqu’il aurait dû.

— Ecoute, dit-il, ça vient de dehors et c’est un concert qui a duré toute la nuit.